Les lobbies des multinationales mènent un combat acharné contre une proposition de directive européenne visant à rendre ces grandes entreprises juridiquement responsables des violations des droits humains et des atteintes à l’environnement dans leurs chaînes de valeur mondiales. Ce scénario au niveau européen reproduit le travail de sape qu’avaient effectué les lobbies contre la loi française sur le devoir de vigilance des multinationales. C’est ce que révèle la nouvelle enquête des Amis de la Terre France, des Amis de la Terre Europe, du Corporate Europe Observatory et d’ECCJ [1]. Elle s’appuie sur des dizaines de documents des lobbies, obtenus grâce à des demandes d’accès à l’information, et est publiée avec le soutien d’ActionAid France, du CCFD-Terre Solidaire, du collectif Ethique sur l’étiquette et de Sherpa.
Alors que la Commission européenne doit présenter sa proposition législative en septembre 2021 [2], ce nouveau rapport décrypte les différentes manœuvres et arguments utilisés par les lobbies pour saper cette future législation qui pourrait mettre fin à l’impunité des multinationales. Tandis que certains lobbies s’opposent ouvertement au texte, d’autres feignent de le soutenir, pour mieux en vider le contenu et neutraliser les effets. Cherchant à maintenir leur business as usual sans aucune contrainte, ils veulent notamment empêcher tout risque de poursuite judiciaire pour des violations des droits humains et environnementaux dans leurs chaînes de valeur mondiales.
Il s’agit d’une part de lobbies organisés au niveau européen, comme BusinessEurope et CSR Europe, et d’autre part d’entreprises individuelles ou lobbies nationaux, comme l’AFEP, Total, H&M ou encore Danone. Ces lobbies et multinationales continuent de vanter les mérites des initiatives volontaires telles que leurs chartes éthiques ou mesures de responsabilité sociale (RSE), qui ont pourtant largement prouvé leur inefficacité, et demandent des « incitations positives » plutôt que des sanctions.
Juliette Renaud, responsable de campagne sur la Régulation des multinationales aux Amis de la Terre France réagit : « Les multinationales et leurs lobbies essaient de se façonner une image responsable et « constructive« pour mieux influencer cette législation. Agitant le chiffon rouge de « poursuites abusives et recours infondés« , ils veulent en réalité supprimer toutes les dispositions fortes en matière de responsabilité juridique ou d’accès à la justice des personnes affectées. Les décideurs doivent arrêter de leur prêter l’oreille : nous avons perdu des années avec leurs démarches volontaires inefficaces, tandis que les violations qu’elles commettent se multiplient, et que les victimes attendent toujours justice et réparation ».
Olivier Hoedeman, chercheur au Corporate Europe Observatory, explique : « Retarder, faire dérailler, faire obstruction, sont des tactiques issues de la boîte à outils de l’industrie du tabac et souvent copiées par d’autres secteurs d’activité pour éviter une réglementation européenne. Ces résultats devraient alerter les décideurs européens. Nous surveillerons de près dans quelle mesure la nouvelle implication du commissaire Thierry Breton dans ce dossier législatif ne constituera pas un nouveau frein à une plus grande responsabilisation des entreprises ».
Selon Claudia Saller, directrice d’ECCJ, « De nombreuses entreprises et leurs lobbies jouent un double jeu. Ils donnent l’impression d’apporter leur soutien en réclamant une loi européenne plutôt que des lois nationales, alors que dans le même temps, ils font tout ce qu’ils peuvent pour freiner et rendre la future loi européenne aussi inefficace que possible. L’exemple de la loi allemande sur la chaîne d’approvisionnement montre comment l’industrie a réussi à diluer une proposition progressiste. Il ne doit pas en être de même au niveau de l’UE, car les enjeux sont trop importants ».
Le tableau est similaire pour les entreprises qui se présentent comme des « championnes du développement durable ». En privé, cependant, celles-ci cherchent à affaiblir fatalement la loi en appelant à des fausses solutions. Ainsi, Mondelez souhaite que les entreprises bénéficient d’une « clause de protection » pour ne pas être tenues responsables des dommages qu’elles causent. Et Danone veut que la législation européenne prenne comme « référence » les mesures volontaires promues dans la loi Pacte, plutôt que de s’inspirer de la loi française sur le devoir de vigilance, qui inclut des obligations légales plus fortes et des mécanismes judiciaires.
Jill McArdle, chargée de campagne sur la Responsabilité des entreprises aux Amis de la Terre Europe, conclut : « L’affaire Shell aux Pays-Bas a montré qu’il est crucial de tenir les entreprises responsables devant les tribunaux. Malgré deux décennies de promesses de réduction des émissions, il a fallu un procès pour obliger Shell à assumer ses responsabilités. Alors qu’un grand nombre de multinationales et leurs lobbies semblent soutenir de nouvelles réglementations, ils font en fait sournoisement pression pour une loi faible, sans responsabilité juridique et sans accès aux tribunaux pour les victimes ».
1] Le rapport Tirées d’affaire ? Le lobbying des multinationales contre une législation européenne sur le devoir de vigilance est disponible à ce lien.
La version française est publiée par les Amis de la Terre France, les Amis de la Terre Europe, le Corporate Europe Observatory (CEO) et l’European Coalition for Corporate Justice (ECCJ), avec le soutien d’ActionAid France, du CCFD-Terre Solidaire, du collectif Ethique sur l’étiquette et de Sherpa, membres du Forum citoyen pour la RSE.
[2] En savoir plus sur le projet de législation européenne sur le devoir de vigilance, et les demandes de la société civile