En vingt ans, jamais le marché des bureaux d’Île-de-France n’aura connu un niveau d’activité aussi bas qu’en 2020, témoignant de l’impact de l’épidémie de Covid-19 sur les mouvements immobiliers des grandes entreprises. Dans sa dernière étude, Knight Frank France passe en revue quelques-unes des transformations que la crise sanitaire a accélérées (essor du télétravail, demande de flexibilité des entreprises, nouveaux modes de déplacement, etc.) et formule quelques hypothèses sur l’avenir du marché francilien des bureaux.
2020 représente une année charnière, puisqu’elle pourrait impulser de nouvelles dynamiques de mobilité des entreprises et peut-être faire évoluer une géographie tertiaire en place depuis des décennies.
Le monde d’avant : 20 ans de mobilité des grandes entreprises
Avant d’envisager l’avenir du marché des bureaux d’Ile-de-France et l’impact de la crise sanitaire sur la mobilité des grandes entreprises, Knight Frank s’est penché sur la façon dont leur stratégie immobilière a évolué au cours des deux dernières décennies. Depuis 2000, elles sont à l’origine de plus de 1 400 mouvements[1] supérieurs à 5 000 m², pour un volume total de 18,2 millions de m² représentant 40 % de l’activité locative toutes surfaces confondues. Cette dynamique a été brisée par la crise sanitaire : après les 12 opérations de plus de 5 000 m² enregistrées au 1er trimestre seules quatre ont été comptabilisées lors des deux trimestres suivants, soit 16 au total depuis janvier contre 70 en moyenne chaque année entre 2000 et 2019.
Pas de rééquilibrage Est-Ouest
Avant la crise sanitaire de 2020, le marché des bureaux d’Ile-de-France avait déjà connu plusieurs chocs, auxquels les entreprises avaient répondu en renégociant leurs baux ou en regroupant leurs effectifs sur de très grandes surfaces dans des secteurs de report aux loyers compétitifs. Ces opérations de regroupement avaient été particulièrement nombreuses entre 2008 et 2012, soulignant la priorité donnée à la rationalisation des coûts immobiliers dans un contexte alors dominé par la grande crise financière, et contribuant au succès de plusieurs marchés de 1ère couronne. Pour autant, le déséquilibre entre l’est et l’ouest de la région qui caractérise l’Ile-de-France depuis la tertiarisation de son économie et le développement de son parc de bureaux n’a pas été corrigé. L’analyse de la répartition des mouvements des grandes entreprises depuis 20 ans confirme ainsi la polarisation de l’activité au profit de Paris et des Hauts-de-Seine qui, sur la période, concentrent 70 % du volume des surfaces de bureaux de plus de 5 000 m² prises à bail. Paris intra-muros, dont la part est de 26 % depuis 20 ans, a même vu celle-ci passer à 30 % lors des 10 dernières années et à 34 % en cinq ans.
Pas de nouveaux acteurs, à l’exception du coworking
Depuis 20 ans, les utilisateurs de l’industrie, du secteur public, de la banque et des assurances ont consommé la majorité des surfaces de bureaux de plus de 5 000 m² (même si leur part a diminué au cours des dix dernières années, passant de 63 % entre 2000 et 2010 à 54 % entre 2011 et 2020). Cette prépondérance est illustrée par la position du groupe BPCE, en tête du classement des entreprises qui depuis 2000 ont absorbé le plus de mètres carrés de bureaux, devant BNP Paribas. D’autres poids lourds se distinguent dans d’autres secteurs que la banque (AXA, Orange, EDF, SNCF, etc.). La sur-représentation des grandes entreprises françaises de secteurs « traditionnels » au sommet de la hiérarchie ne laisse guère de place aux sociétés étrangères, et encore moins à de nouveaux acteurs à l’exception notable de WeWork. L’opérateur de coworking est même l’entreprise la plus active des cinq dernières années avec 15 transactions supérieures à 5 000 m²…mais aucune nouvelle prise à bail depuis juillet 2019.
Une spécialisation géographique plus ou moins affirmée
La répartition géographique des prises à bail supérieures à 5 000 m² depuis 20 ans souligne la formation ou la consolidation de clusters, regroupements d’utilisateurs de mêmes secteurs d’activité au sein des mêmes secteurs géographiques. Ainsi, le secteur bancaire privilégie par exemple l’est de Paris (12e et 13e) et quelques villes de 1ère couronne (Montreuil, Fontenay-sous-Bois, Montrouge, etc.), tandis que la Boucle Sud (Issy-les-Moulineaux, Boulogne, Meudon) est un secteur de prédilection pour les entreprises de la communication et des nouvelles technologies. Ces pôles de spécialisation traduisent le poids de l’héritage dans la prise de décision immobilière des entreprises, mais aussi leur volonté de tirer parti des avantages induits de tels regroupements en matière d’image, de proximité avec la clientèle ou de capital humain. Paris se distingue par la grande diversité de ses utilisateurs : les sièges sociaux y très sont nombreux et la capitale a de surcroît profité ces dernières années de la percée des Tech et des opérateurs de coworking. On note ainsi que 83 % des surfaces de plus de 5 000 m² prises à bail depuis 2016 en Ile-de-France l’ont été à Paris.
L’humain, au cœur de la prise de décision
Ces dernières années, la concentration des Tech et du coworking à Paris a montré l’attrait croissant des localisations centrales. Si le critère économique est resté important, favorisant la consommation de bureaux au sein de certains secteurs de report de 1ère couronne, d’autres ont donc pris plus d’importance, illustrant la plus grande complexité du processus de décision des entreprises. C’est le cas du facteur humain qui, avec la nécessité pour les employeurs d’attirer les talents ainsi que l’émergence de nouveaux métiers liés à la révolution digitale, est devenu plus stratégique. Alors que la décision immobilière relevait habituellement des services généraux, la direction de l’entreprise et les ressources humaines ont ainsi été amenées à jouer un rôle plus important dans le choix de la localisation des entreprises afin de mieux intégrer les aspirations des collaborateurs, leur bien-être et leur productivité. Alors que la crise sanitaire entraîne une hausse des destructions d’emplois et une baisse de la mobilité des salariés, le facteur humain pourrait-il désormais jouer un rôle moins stratégique ? C’est l’une des questions posées par l’épidémie de Covid-19, et à laquelle Knight Frank tente de répondre en formulant quelques hypothèses quant à l’avenir du marché des bureaux d’Ile-de-France.
Le monde d’après : quels scénarios pour l’après-Covid ?
Alors que la situation sanitaire tarde à s’améliorer, les entreprises restent très prudentes, concentrées sur le respect des protocoles sanitaires et la préservation de leur rentabilité à court terme plutôt que sur la définition et la mise en œuvre de leur stratégie immobilière. Si les dernières annonces relatives aux vaccins laissent espérer une amélioration de la situation sanitaire dès le 1er semestre 2021, le redémarrage de l’activité locative sera donc très progressif.
Une chance pour La Défense
Compte-tenu du choc économique causé par la crise sanitaire, l’une des priorités des grands utilisateurs sera de réduire leurs coûts immobiliers. Certaines entreprises diminueront la taille de leurs bureaux ou renégocieront leurs baux ; d’autres choisiront opportunément de regrouper leurs effectifs ou de les relocaliser pour tirer le meilleur parti du rééquilibrage des relations bailleurs – locataires. Le rapport qualité-prix de l’offre immobilière constituera donc un critère de choix décisif, qui pourrait avantager les marchés de 1ère couronne comme le Sud ou le Nord (offre neuve abondante, loyers compétitifs, amélioration des transports, etc.). La Défense est également bien placée pour tirer son épingle du jeu. Les conditions de négociation y sont plus favorables aux preneurs, les offres immédiates et à venir y sont nombreuses et son accessibilité, déjà excellente, sera bientôt renforcée par l’extension du RER E («Eole»).
Une organisation plus complexe
Si le critère de réduction des coûts prendra, comme lors de précédents chocs, plus d’importance, la nature tout à fait inédite de la crise du coronavirus, combinée à l’accélération rapide des changements de modes de vie et de travail, laisse penser que le marché des bureaux d’Ile-de-France ne se relèvera pas de la même façon que par le passé. Celui-ci sera sans doute profondément transformé.
Si les Français restent attachés au bureau, nombre d’entre eux ont en effet pu expérimenter le télétravail à grande échelle, et il est probable qu’une fois passée l’épidémie les salariés souhaitent conserver de la flexibilité dans leur vie quotidienne. Une telle évolution signerait la fin du bureau « one size fits all », espace standardisé dont les salariés doivent tous s’accommoder, au profit d’une organisation plus complexe offrant bien plus de souplesse aux collaborateurs. Dans ce nouveau schéma, moins centralisé et hybride, les salariés alterneraient entre différents cadres de travail, adaptés à des missions et relations professionnelles variées et à des frontières plus poreuses entre le « pro » et le « perso ». Une fois la crise passée, certaines tâches continueraient ainsi d’être réalisées à la maison ou au sein de tiers-lieux proches du domicile des salariés ; d’autres types d’espaces – siège de l’entreprise, antennes locales ou régionales, espaces de coworking ou de corpoworking, etc. – étant privilégiés pour les tâches ou moments impliquant davantage d’interactions physiques (formations, évènements festifs, travail en mode projet, etc.).
De nouvelles relations centre-périphérie ?
Permises par la révolution digitale et accélérées par la crise sanitaire, la démultiplication des lieux de travail et la plus grande flexibilité offerte aux collaborateurs pourraient faire évoluer la mobilité des grandes entreprises, qui ces dernières années avaient plutôt eu tendance se recentrer sur le cœur de l’agglomération, confortant ainsi la domination de Paris et des grands pôles de l’Ouest. Le souhait d’un meilleur équilibre entre le « pro » et le « perso » et leurs aspirations à passer moins de temps dans les transports pourraient ainsi se traduire par un rapprochement entre lieux de vie et lieux de travail, susceptible de modifier les rapports entre centre et périphérie et peut-être de favoriser la déconcentration progressive du marché des bureaux d’Ile-de-France. À l’heure où la nécessité de décarboner les déplacements conduit les élus à restreindre la circulation automobile en centre-ville et alors que le boom des solutions de micro-mobilité transforme la manière dont nous nous déplaçons, l’épidémie de Covid-19 interroge plus généralement le phénomène d’hyper-concentration urbaine.
L’Ile-de-France touchée au cœur ?
Si la crise sanitaire pourrait impulser de nouvelles dynamiques de mobilité, c’est un rééquilibrage modéré du marché tertiaire qui se dessine plutôt qu’un renversement de hiérarchie aux dépens de Paris et des marchés centraux. D’abord parce qu’il ne faut pas sous-estimer le poids de l’héritage dans les décisions immobilières, mais aussi parce que l’épidémie et la révolution digitale jouent, par certains aspects, en faveur des localisations centrales et des immeubles de bureaux les mieux desservis. Cet attrait de l’hyperurbanité est renforcé par le boom des Tech, l’un des secteurs les plus résistants à la crise sanitaire et dont la croissance dépend directement de l’énergie et du vivier de talents offerts par les grandes villes. À New York, Facebook est ainsi à l’origine du plus grand mouvement enregistré depuis le déclenchement de l’épidémie de Covid-19 (68 000 m² sur la 9e avenue), illustrant parfaitement l’ancrage de la Tech au cœur des plus vastes métropoles. L’hyperurbanité sera également confortée par le rôle essentiel des bureaux. Lieu où s’exprime l’intelligence collective et qui ne peut être envisagé sous le seul prisme des coûts immobiliers, le bureau sert également l’image de l’entreprise, en particulier dans des secteurs à forte valeur ajoutée (conseil, finance, luxe, Tech, etc.) encore très dépendants d’une adresse centrale.
Le résidentiel au secours du bureau ?
Alors que la crise sanitaire fait grimper le taux de vacance, le nouveau contexte de marché paraît plus favorable à la transformation de bureaux obsolètes en logements. Ce type d’opérations peut sembler particulièrement opportun dans des communes moins centrales, qui comprennent un parc tertiaire important et pour partie inadapté aux exigences des entreprises. Tel est par exemple le cas de communes de l’Ouest (Suresnes, Rueil-Malmaison, Saint-Quentin-en-Yvelines, etc.), où l’État a par ailleurs défini un nouveau cadre visant à compenser la production de bureaux par la correction du déficit en logements. Ces pôles tertiaires établis, mais parfois en perte de vitesse pourraient ainsi tirer parti d’un accroissement de l’offre résidentielle à destination de cadres appréciant de pouvoir travailler à proximité de leur domicile, suscitant en retour l’intérêt des grandes entreprises pour l’implantation de leurs bureaux.
Ailleurs en Île-de-France, l’augmentation de l’offre de logements pourrait également renforcer l’attrait de territoires de projets disposant d’un potentiel important en matière de développement de nouveaux bureaux comme de nouveaux logements, et dont la desserte sera prochainement améliorée. Des communes de l’Ouest proches de pôles tertiaires majeurs comme Nanterre, Bagneux au Sud et plusieurs villes de la Seine-Saint-Denis semblent ainsi bien positionnées pour profiter du rapprochement entre lieux de vie et lieux de travail et de la déconcentration possible du marché des bureaux d’Île-de-France.
[1] Prises à bail ou ventes à utilisateurs.