Le plus ancien atelier de fabrication de pigments découvert à ce jour date d’il y a 100 000 ans


Comment les hommes préhistoriques fabriquaient-ils leurs pigments ? Une collaboration internationale, impliquant notamment des chercheurs du CNRS et de l’Université Bordeaux 1 (1), en collaboration avec le Centre de recherche et de restauration des musées de France (2), vient d’apporter, pour la première fois, des renseignements sur les recettes et les techniques élaborées par les artisans, il y a 100 000 ans, soit 60 000 avant les peintures de la grotte de Chauvet. Cette reconstitution a été possible grâce à l’analyse de restes de peinture préservés dans des grands coquillages et sur des outils datant d’il y a 100 000 ans, découverts dans la grotte de Blombos en Afrique du Sud. Il s’agit du plus ancien témoignage d’une production et d’une conservation de matières colorantes. Ces travaux révèlent une complexité comportementale et des capacités de planification insoupçonnées jusqu’à présent. Ils sont publiés le 14 octobre dans Science.

Les pigments rouges, jaunes et noirs, le plus souvent constitués d’oxydes de fer, ont été utilisés par l’homme préhistorique en Afrique et en Europe depuis au moins 200 000 ans. Jusqu’à présent, la préparation et le stockage des pigments avant le Paléolithique supérieur (40 000-10 000 ans) étaient méconnus. En 2008, deux ensembles d’outils et de fragments de matière colorante ont été découverts à la grotte de Blombos (3), en Afrique du Sud, dans des niveaux âgés de 100 000 ans. Le premier se compose d’un grand coquillage, plus précisément une coquille d’ormeau, recouvert d’une matière colorante rouge de 5 mm d’épaisseur et contenant également un fragment de matière colorante utilisé ainsi qu’un éclat de quartzite (roche constituée de cristaux de quartz). Un galet, portant des traces de percussion, préservait le contenu de ce coquillage. Ce premier ensemble comprend également une plaquette de quartzite et des éclats de quartz qui comportent des résidus de pigment et des traces d’utilisation comme meules et broyeurs. Enfin, un os allongé, sans doute employé pour mélanger ou appliquer le pigment, une omoplate de phoque et une vertèbre d’herbivore accompagnaient cet ensemble. Le second ensemble est constitué d’un ormeau recouvert également en son fond d’une couche de pigment. Il contient aussi un petit bloc de quartzite taillé, enduit de pigment, ainsi qu’un fragment de minéral rouge portant des traces d’abrasion et de taille.

En étudiant de manière approfondie les fragments de colorants ainsi que les résidus présents sur les outils et dans les coquillages mis au jour, les chercheurs sont parvenus à reconstituer la recette mise en œuvre par les hommes préhistoriques pour fabriquer leur pigment. Ils ont notamment mis en évidence l’utilisation délibérée de trois types de roches riches en deux minéraux, l’hématite et la goethite (4), des oxydes de fer parmi les plus répandus. Les artisans de l’époque ont produit une poudre colorante soit en débitant puis en broyant ces roches, soit en les abrasant contre des meules en quartzite. La découverte de fragments d’os spongieux suggère que la moelle osseuse devait être utilisée comme liant. De plus, la présence d’une trace circulaire, formée après séchage des pigments sur la paroi du coquillage le mieux conservé, révèle que le mélange colorant était liquide. Enfin, les coquillages ont été utilisés en tant que contenants à plusieurs reprises pour mélanger et stocker du pigment.

Cet atelier constitue le plus ancien témoignage d’une production et d’une conservation de matières colorantes. Sa découverte permet d’enrichir considérablement nos connaissances dans ce domaine. La complexité des techniques mises en œuvre implique des capacités cognitives permettant la planification et l’exécution de tâches complexes, comme la combinaison de matières premières de différentes natures et origines, l’utilisation du feu pour faciliter l’extraction de moelle osseuse, l’emploi de coquillages en tant que récipients ou palettes de couleur. Les artisans disposaient déjà, il y a 100 000 ans, d’un savoir-faire concernant les propriétés colorantes de différents minéraux, notamment les oxydes de fer.

A quoi servaient ces pâtes colorantes ? L’absence de résine, de gomme ou de cire semble écarter l’hypothèse de leur emploi en tant qu’adhésifs pour l’emmanchement d’outils. Le coloriage d’une matière (pierre, peau, corps humain), la conservation ou protection de certains matériaux (tannage des peaux, protection du corps contre le Soleil…), la consommation en tant que médicament ou complément alimentaire, la production de représentations abstraites ou figuratives, figurent parmi les quatre hypothèses d’utilisation les plus plausibles.

(1) Unité « De la Préhistoire à l’Actuel : Culture, Environnement et Anthropologie » (CNRS / Université Bordeaux 1 / ministère de la Culture et de la Communication). Ces recherches ont bénéficié du soutien d’une bourse ERC.
(2) Laboratoire du Centre de recherche et de restauration des musées de France (CNRS / ministère de la Culture et de la Communication)
(3) Ce site archéologique était déjà connu pour la découverte des gravures abstraites et des parures en coquillage parmi les plus anciennes répertoriées au monde, datant respectivement de 90-75 000 et de 75 000 ans.
(4) L’hématite est un oxyde de fer de formule Fe2O3 ; la goethite un oxyde de fer hydraté de formule FeO2H.

Chercheur CNRS l Francesco d’Errico l T 05 40 00 26 28 l f.derrico@pacea.u-bordeaux1.fr

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