Reprise en ordre dispersé
Dans cette crise plus que dans d’autres, le paramètre psychologique est déterminant. Ainsi, à la différence des précédentes récessions, la reprise ne butera pas uniquement sur le pouvoir d’achat, mais sur un sentiment plus ou moins rationnel d’insécurité. Ce dernier influera directement sur la fréquence des visites en magasin, dont la baisse sera parfois compensée, comme nous l’observons depuis quelques jours, par une hausse des paniers moyens. Le facteur psychologique influera également sur les types de magasins que les consommateurs vont plébisciter ou dont ils vont au contraire se détourner. Ceux-ci seront d’autant plus enclins à se déplacer qu’ils auront été rassurés par l’efficacité des mesures mises en place par les enseignes et les bailleurs pour se conformer aux nouvelles règles d’hygiène. L’une des conséquences immédiates du Covid-19 pourrait donc être de creuser l’écart entre les acteurs les plus affaiblis et ceux capables de mobiliser d’importants moyens financiers et humains.
Les conditions de transport sont une autre interrogation majeure, en raison de l’impossibilité d’assurer un retour à la normale des transports en commun. Ceci impactera nécessairement la fréquentation des commerces les plus dépendants de ce mode de déplacement. C’est le cas des commerces situés au sein des quartiers de bureaux les plus denses, dont la fréquentation a nettement diminué en raison de la réduction des migrations pendulaires et de l’adoption massive du télétravail. Les restrictions en matière de déplacements régionaux, inter-régionaux ou internationaux pénalisent aussi pour l’instant les grandes artères commerciales, qui drainent habituellement les flux de consommateurs les plus importants. A l’inverse, la situation actuelle est plus favorable aux zones commerciales de périphérie, qui dépendent de l’usage de la voiture individuelle et où les drives connaissent un regain de fréquentation depuis le début de l’épidémie.
Ailleurs dans le monde : des situations encore très disparates
Knight Frank s’est penché sur le déconfinement des commerces dans le reste du monde. La situation y est très disparate, des pays ayant déjà levé la plupart des mesures de restriction à ceux où l’activité se limite encore aux commerces essentiels et reste très réduite. C’est le cas du Royaume-Uni, où 31 % du nombre total de commerces pouvaient rester ouverts mais où 17 % l’ont réellement fait. Dans les pays où le déconfinement a débuté, les premiers résultats sont mitigés. En Pologne, où tous les centres commerciaux ont pu rouvrir le 4 mai, la fréquentation a par exemple chuté de 42 % sur un an lors de la première semaine de reprise. En Chine, la consommation a reculé de 17 % sur un an au 1er trimestre 2020. Depuis quelques semaines, l’activité y montre toutefois des signes encourageants, qui ont amené certains observateurs à parler de « revenge buying ». Les facteurs de soutien au commerce chinois sont malgré tout assez spécifiques (rattrapage des ventes non réalisées lors des fêtes du nouvel an, achats de luxe nécessairement effectués en Chine en raison de l’interruption des flux touristiques internationaux, etc.). Enfin, l’application très stricte des gestes barrières, l’expérience acquise lors des précédentes crises sanitaires ainsi que l’usage massif du paiement sans contact sont autant d’éléments ayant sans doute permis au commerce chinois d’amorcer plus rapidement son redressement que dans d’autres pays.
QUEL IMPACT SUR LES MARCHES IMMOBILIERS ?
Marché locatif : les axes prime parisiens en première ligne
Les pertes de chiffres d’affaires et l’impossibilité de prévoir la durée de la pandémie ont contraint la plupart des enseignes à suspendre leurs projets d’expansion. Le Covid-19 a notamment mis sur pause les arrivées de nouveaux entrants étrangers. Après une année 2019 exceptionnelle (57 nouvelles arrivées en France après 42 en 2018), une dizaine ont pour l’instant été comptabilisées. La perte de ce relais de croissance pénalisera le marché parisien qui, en raison de la chute du tourisme international, est également affecté par les difficultés du secteur du luxe. En 2020, les grands groupes du secteur devraient principalement concentrer leurs efforts en Asie, où les ventes sont déjà reparties à la hausse. Ce report de l’activité et le manque de visibilité limiteront cette année le nombre de nouvelles boutiques de luxe sur les axes les plus prestigieux de la capitale, reportant à 2021 ou 2022 une bonne part des projets de 2020 (une trentaine avaient été identifiés à la mi-mars 2020).Tous les quartiers parisiens ne sont pas touchés de la même façon. Parmi les plus pénalisés, les axes de luxe et les artères les plus fréquentées par la clientèle internationale comme le secteur Opéra/Haussmann, où les grands magasins ne pourront en principe ouvrir avant le 10 juillet. Par ailleurs, le report de l’ouverture de la Samaritaine devrait repousser de quelques mois la renaissance attendue de la rue de Rivoli, où l’interdiction de la circulation aux voitures ne sera pas non plus sans conséquence. L’impact du Covid-19 pourrait être moins fort sur la rive gauche, dont les commerces sont moins dépendants de la fréquentation touristique internationale. Les dossiers sur lesquels travaillent les équipes de commercialisation de Knight Frank et les discussions menées avec les enseignes donnent d’autres indications sur l’état du marché parisien. Si le confinement et le maintien de mesures de restriction plus ou moins sévères ont abouti au report des ouvertures, toutes les négociations ne se sont pas arrêtées, en particulier si l’échéance de bail est éloignée. Certains secteurs d’activité restent par ailleurs assez dynamiques, comme les formats de proximité, la restauration rapide ou tout ce qui a trait à la mobilité urbaine.
Marché de l’investissement : plus de défiance, mais des opportunités
Six milliards d’euros avaient été investis en 2019 sur le marché français des commerces, soit une progression annuelle de près de 30 %. 2020 ne reproduira sans doute pas cette très belle performance, d’autant que les sommes engagées au 1er trimestre accusent déjà une baisse de 33 % par rapport à la même période en 2019. Le recul des volumes pourrait s’accentuer lors des trois prochains trimestres, même si de nouvelles opérations majeures sont attendues et devraient limiter la chute de l’activité. Si le contexte est difficilement comparable, rappelons que la baisse avait été de 75 % en 2008 (1,2 milliard d’euros investis). Quant au point le plus bas des vingt dernières années il date de 2001 avec à peine plus de 600 millions d’euros engagés en France. Une certitude : le Covid-19 a provisoirement détourné des commerces un certain nombre d’investisseurs, en particulier ceux qui se montrent averses au risque. Si les capitaux à investir en immobilier restent importants, ils profitent plutôt à d’autres secteurs, comme les bureaux, la logistique ou le résidentiel. Par ailleurs, le manque de visibilité sur la durée de l’épidémie et sur la correction des taux de rendement devrait inciter certains propriétaires de commerces à reporter la vente de leurs biens. À ce jour, nous manquons de références permettant d’apprécier le repricing des commerces. Cela dit, les négociations en cours semblent indiquer une stabilité ou une remontée assez modeste sur le segment du core, comprise entre 5 et 10 %. Sur les segments core + / value-add, la hausse est plus marquée, mais était déjà amorcée avant la crise du Covid-19. La grande spécificité des actifs de commerces dessine des perspectives très contrastées selon les territoires et les types d’actifs. Parmi les gagnants probables, les commerces de proximité, qui ont tiré parti du confinement et dont le succès répond à l’évolution profonde des comportements d’achat, ainsi que les retail parks, dont le modèle est également plus susceptible de résister à la crise (positionnement économique, accès en voiture, etc.). À l’inverse, les actifs de pied d’immeuble qui dépendent le plus des flux de touristes internationaux devraient provisoirement perdre de leur attrait, alors qu’ils étaient jusqu’ici très prisés. Enfin, la crise sanitaire accentuera la défiance des investisseurs pour les centres commerciaux. Cela dit, de grandes opérations sont en cours dont la concrétisation confirmerait le retour des institutionnels sur le segment du core.
DE NOUVELLES FAÇONS DE CONSOMMER ?
Moins mais mieux
Depuis le déclenchement de la crise sanitaire, instituts de sondage, économistes, sociologues ou philosophes n’ont eu de cesse d’analyser la vie des Français, « mis sous cloche » pour contenir la propagation du Covid-19. Plusieurs observateurs ont été tentés de voir dans les pratiques des dernières semaines l’émergence d’un « monde d’après », même si les comportements adoptés lors du confinement n’avaient, bien souvent, rien d’inédit. Néanmoins, le Covid-19 a accentué plusieurs tendances, avec des conséquences sans doute durables sur la consommation. Si elle devait se confirmer, la généralisation du télétravail pourrait ainsi favoriser les ventes en ligne, la livraison à domicile et la fréquentation des commerces de proximité. Confinés durant plusieurs semaines, certains Français ont également pu découvrir ou redécouvrir le plaisir de cuisiner, d’aménager leur intérieur et de prendre soin de leur jardin ou de leur balcon. S’il devait durer, ce repli sur le foyer prolongerait le succès de la « stay-at-home economy », au profit de secteurs comme l’alimentation, la décoration et l’équipement de la maison. Le Covid-19 a également boosté l’économie du bien-être et de la santé. Sur le marché immobilier des commerces, cette tendance pourrait renforcer quelques évolutions déjà constatées avant la crise, comme l’expansion de concepts de sport ou le développement de groupements de pharmacies s’installant au sein de plus grands espaces, en rues commerçantes et au sein des centres commerciaux. Enfin, en accélérant le passage vers une consommation plus consciente de son impact sur l’environnement et la société, le Covid-19 pourrait aussi renforcer les arbitrages au profit du local (formats de proximité, ventes directes, etc.) et du bio.
Le e-commerce, grand gagnant ?
Le e-commerce aura été un grand gagnant du confinement, la quasi-totalité des commerces ayant fermé et la peur du virus incitant les Français à reporter leurs achats sur le web. Mais si les ventes en ligne ont pu augmenter, les résultats ont été très contrastés selon les enseignes et catégories de produits. S’il est à ce stade difficile de tirer des conclusions définitives, deux grandes tendances peuvent néanmoins être soulignées. D’une part, la croissance des ventes en ligne a limité mais non compensé la perte des ventes en magasin, preuve que le e-commerce complète le commerce physique plutôt qu’il ne le remplace. Par ailleurs, et le fait est à souligner, les ventes en ligne ont été plus soutenues pour les enseignes disposant d’un réseau de magasins que pour les pure-players. C’est vrai pour la France, ainsi que pour d’autres pays étrangers comme la Grande-Bretagne, où le commerce en ligne a dans l’ensemble progressé de 12,5 % sur un an en mars 2020 contre une hausse de 8 % « seulement » pour les pure-players.
LE COVID-19 ACCELERE L’HYBRIDATION DU COMMERCE
Si le Covid-19 a accéléré l’essor du digital et si le commerce « traditionnel » traverse une crise majeure illustrée par les difficultés de plusieurs enseignes, une lecture opposant de façon binaire magasins physiques et e-commerce ne permet pas de bien appréhender les transformations en cours. Le phénomène qui se dessine – et dont la crise du Covid-19 devrait accélérer l’avènement – est en effet celui d’un monde bien plus complexe dans lequel les canaux de distribution ne cessent de se multiplier ; un nouveau modèle plus hybride, certes tiré par le boom du commerce virtuel mais qui laisse également une grande place aux magasins et autres formats « en dur » (drive, point relais, showrooms, pop-up stores, shop-in-shops, etc.). Les enseignes se doivent donc d’utiliser l’ensemble des leviers existants pour renforcer leur visibilité, optimiser leurs performances commerciales et rationaliser leurs coûts. L’objectif est également de fidéliser et de repenser la relation clients au travers d’une offre et d’une communication sur-mesure, ainsi que le font les DNVB (« Digital Native Vertical Brands »).Dans ce monde du commerce post-Covid-19 où digital et formats de proximité tirent leur épingle du jeu, qu’en est-il des grandes enseignes internationales et de leurs flagships, ces surfaces de grande taille déployant les concepts les plus exceptionnels sur les artères les plus fréquentées et les plus prestigieuses ? Pour l’heure, le Covid-19 pénalise ce format de magasin, habituellement considéré comme la star du marché immobilier des commerces (chute du tourisme international, enseignes contraintes de réduire leurs coûts, expérience d’achat dégradée par l’augmentation des irritants, etc.). A plus long terme, les flagships devraient néanmoins garder un rôle essentiel : ils restent le canal privilégié des marques pour exprimer leur identité et leur savoir-faire, incitant ainsi les consommateurs à se déplacer pour admirer un lieu ou découvrir des produits exclusifs. Ils sont donc en cela le parfait complément d’une stratégie online.