Une équipe composée de paléoanthropologues spécialistes de l’évolution du cerveau(1) impliquant le CNRS, le Muséum national d’Histoire naturelle et le Musée Royal de l’Afrique Centrale de Tervuren (Belgique) a mené une analyse comparative chez les Hommes actuels, les grands singes africains et des Hommes fossiles. L’étude, publiée sur le site de PLoS ONE le 5 janvier 2012, démontre la présence d’asymétries du cerveau partagées par tous les hominidés. Ceci implique que le dernier ancêtre commun aux grands singes africains et aux Hommes actuels avait aussi un cerveau asymétrique, et modifie notre compréhension des capacités cognitives des Hommes préhistoriques.
Les asymétries du cerveau humain suscitent l’intérêt des scientifiques depuis 150 ans en raison de leurs possibles relations avec la latéralisation manuelle, le langage et les capacités cognitives. Un caractère anatomique particulier serait relié à ces fonctions : il s’agit des pétalias(2), soit l’extension du point le plus en avant des lobes frontaux et le plus en arrière des lobes occipitaux d’un hémisphère par rapport à l’autre. L’émergence et l’occurrence de ces asymétries ont aussi été largement explorées au sein de l’enregistrement fossile afin de documenter l’évolution du substrat anatomique des capacités du cerveau et du comportement.
La première étude quantitative des pétalias
Cette nouvelle étude quantifie pour la première fois les asymétries antéropostérieures du cerveau sur de très larges échantillons de grands singes africains, d’Hommes actuels et d’homininés fossiles (depuis les Australopithèques jusqu’aux Néandertaliens) grâce à l’analyse de modèles « virtuels » en trois dimensions du crâne et de la cavité endocrânienne(3), avec l’aide des méthodes d’imagerie.
Le « dernier ancêtre commun » avait un cerveau asymétrique
Une fois quantifiées, ces asymétries neuroanatomiques montrent un schéma différent de ce qui était auparavant décrit sur la base de données qualitatives. Les résultats invalident ainsi la discontinuité reconnue entre les grands singes et les homininés(4), puisque des asymétries de forme sont présentes chez les grands singes, avec un schéma similaire à celui des Hommes actuels mais une variation moindre et un degré d’asymétrie fluctuante plus réduit. Surtout, la présence d’un schéma partagé d’asymétrie directionnelle significative pour deux composantes de pétalias chez tous les hominidés implique que ces caractères ont probablement été hérités du dernier ancêtre commun aux grands singes africains et aux Hommes actuels.
Implications pour la connaissance du comportement des homininés fossiles
Ces résultats ont d’importantes implications concernant les possibles relations entre les asymétries de l’endocrâne et les capacités fonctionnelles chez les homininés fossiles. Il était par exemple proposé qu’une pétalia occipitale du côté gauche couplée à une pétalia frontale droite indique qu’un fossile était droitier et avait des capacités de langage. Or, il est maintenant démontré que les grands singes ont aussi ce type d’asymétrie, bien qu’ayant des modalités de préférence manuelle différentes et ne disposant pas du langage articulé des Hommes actuels. Ceci illustre la dissociation entre les activités latéralisées et les asymétries neuroanatomiques, qui ne sont pas propres à la lignée humaine. Au contraire, certaines activités latéralisées comme le langage, la cognition spatiale ou certaines modalités des activités manuelles le sont sans doute.
(1)Antoine Balzeau est chargé de recherche au CNRS (Muséum national d’Histoire naturelle/CNRS). Il est coauteur avec Sophie A. de Beaune, de « La Préhistoire » aux éditions Chroniques et CNRS ; Emmanuel Gilissen est conservateur des collections de mammifères du Musée Royal de l’Afrique Centrale de Tervuren, Belgique, et assistant en histologie à l’Université Libre de Bruxelles ; Dominique Grimaud-Hervé est professeur en paléoanthropologie du Muséum national d’Histoire naturelle (Muséum national d’Histoire naturelle/CNRS).
(2)Les pétalias sont les asymétries des points les plus antérieurs des deux lobes frontaux et des points les plus postérieurs des lobes occipitaux sur un hémisphère par rapport à l’autre. Le schéma le plus fréquent est une pétalia frontale droite et occipitale gauche, donnant l’impression en vue supérieure que le cerveau subit une rotation anti-horaire.
(3)L’endocrâne correspond à l’ensemble des empreintes laissées par l’encéphale et ses enveloppes méningées sur la surface interne du crâne, et constitue ainsi le seul matériel disponible pour étudier la forme du cerveau, qui ne se conserve pas, chez les homininés fossiles.
(4)Les homininés regroupent tous les Hommes préhistoriques et actuels et ont comme caractéristique commune la bipédie. Les hominidés réunissent les homininés et les grands singes (chimpanzés, bonobos, gorilles et orangoutans).
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